mercredi 24 novembre 2010

Ulysses from Bagdad


Je m'appelle Saad Saad, ce qui signifie en arabe Espoir Espoir et en anglais Triste Triste ; au fil des semaines, parfois d’une heure à la suivante, voir dans l’explosion d’une seconde, ma vérité glisse de l’arabe à l’anglais ; selon que je me sens optimiste ou misérable, je deviens Saad l’Espoir ou Saad le Triste.

A la loterie de la naissance, on tire de bons, de mauvais numéros. Quand on atterrit en Amérique, en Europe, au Japon, on se pose et c’est fini : on naît une fois pour toutes, nul besoin de recommencer. Tandis que lorsqu’on voit le jour en Afrique ou au Moyen-Orient…
Souvent je rêve d’avoir été, je rêve que j’assiste aux minutes précédant ma conception : alors je corrige, je guide la roue qui brassait les cellules, les molécules, les gènes, je la dévie afin d’en modifier le résultat. Pas pour me rendre différent. Non. Juste éclore ailleurs. Autres ville, pays distinct. Même ventre certes, les entrailles de cette mère que j’adore, mais ventre qui me dépose sur un sol où je peux croître, et pas au fond d’un trou dont je dois, vingt ans plus tard, m’extirper.

Je m’appelle Saad Saad, ce qui signifie en arabe Espoir Espoir et en anglais Triste Triste ; j’aurais voulu m’en tenir à ma version arabe, aux promesses fleuries que ce nom dessinait au ciel ; j’aurais souhaité, l’orgueil comme unique sève, pousser, m’élever, expirer à la place où j’étais apparu, tel un arbre épanoui au milieu des siens puis prodiguant des rejets à son tour, ayant accompli son voyage immobile dans le temps ; j’aurais été ravi de partager l’illusion des gens heureux, croire qu’ils occupent le plus beau site du monde sans qu’aucune excursion ne les ait autorisés à entamer une comparaison ; or cette béatitude m’a été arrachée par la guerre, la dictature, le chaos, des milliers de souffrances, trop de morts.

Chaque fois que je contemple George Bush, le président des Etats-Unis, à la télévision, je repère cette absence de doutes qui me manque. Bush est fiers d’être américain, comme s’il y était pour quelque chose…Il n’est pas né en Amérique mais il l’a inventée, l’Amérique, oui, il l’a fabriquée dès son premier caca à la maternité, il l'a perfectionnée en couches-culottes pendant qu’il gazouillait à la crèche, enfin il l’a achevée avec des crayons de couleur sur les bancs de l’école primaire. Normal qu’il la dirige, adulte ! Faut pas lui parler de Christophe Colomb, ça l’énerve. Faut pas lui dire non plus que l’Amérique continuera après sa mort, ça le blesse. Il est si enchanté de sa naissance qu’on dirait qu’il se la doit. Fils de lui-même, pas fils de ses parents, il s’attribue le mérite de ce qui lui a été donné. C’est beau, l’arrogance ! Magnifique, l’autosatisfaction obtuse ! Splendide, cette vanité qui revendique la responsabilité de ce qu’on a reçu ! Je le jalouse. Comme j’envie tout homme qui jouit de la chance d’habiter un endroit habitable.

Je m’appelle Saad Saad, ce qui signifie en arabe Espoir Espoir et en anglais Triste Triste. Parfois je suis Saad l’Espoir, parfois Saad le Triste, même si, aux yeux du plus grand nombre, je ne suis rien.

Au terme de ce voyage, au début d’un nouveau, j’écris ces pages pour me disculper. Né quelque part où il ne fallait pas, j’ai voulu en partir ; réclamant le statut de réfugié, j’ai dégringolé d’identité en identité, migrant, mendiant, illégal, sans-papiers, sans-droits, sans-travail ; le seul vocable qui me définit désormais est clandestin. Parasite m’épargnerait. Profiteur aussi. Escroc encore plus. Non, clandestin. Je n’appartiens à aucune nation, ni au pays que j’ai fui ni au pays que je traverse. Clandestin. Juste clandestin. Bienvenu nulle part. Etranger partout.

Certains jours, j’ai l’impression de devenir étranger à l’espèce humaine…
Je m’appelle Saad Saad mais ce patronyme, vraisemblablement, je ne le transmettrai pas. Coincé dans les deux mètres carrées à quoi se réduit mon logement provisoire, j’ai honte de me reproduire, et, ce faisant, de perpétuer une catastrophe. Tant pis pour ma mère et mon père qui ont tant fêté mon arrivée sur Terre, je serai le dernier des Saad. Le dernier des tristes ou le dernier de ceux qui espéraient, peu importe. Le dernier.

Introduction de Ulysse From Bagdad, Eric Emmanuel Schmitt.